Walter marchait d'un bon pas, sautillant presque, en fredonnant, un sourire ravi sur le visage. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient, et surtout, surtout, il avait rendez-vous avec Erling au club de musique, et cela ne pouvait qu'être synonyme d'une excellente journée ! Il ne pourrait jamais l'avouer à son camarade, d'ailleurs, mais il avait fait un effort vestimentaire tout particulier aujourd'hui pour une raison qu'il ignorait lui-même. Il avait troqué son uniforme de la semaine contre un pantalon noir très chic et une chemisette blanche. Rien de bien extraordinaire quand on s'appelait Walter Wolfstein, mais la différence visible résidait dans ses cheveux argentés qu'il avait essayé tant bien que mal de coiffer en arrière... en vain. Le résultat était visible, mais... particulier. Enfin, de toute façon, avec la brise estivale et le rythme de marche du jeune concertiste, il y avait peu de chance que la coiffure tienne jusqu'à son arrivée au club.
Et ce fut effectivement le cas lorsqu'il parvint à l'aile des clubs de l'Académie, ne subsistant de ses efforts matinaux que des cheveux en bataille un peu plus en arrière que d'habitude. Ceci étant, cette petite déception ne parvint pas à la conscience de Walter tant ce dernier était de bonne humeur quant à la perspective d'un moment privilégié avec Erling.
Erling... leur première rencontre à la piscine, il y a quelques jours, lors d'une magnifique nuit de juillet, avait été... magique ! Belle et et harmonieuse comme une valse de Chopin, un véritable tableau impressionniste, une magnifique sérénade légère et envoûtante... Le garçon déglutit alors qu'il sentit les battements de son cœur s'accélérer. Il avait fait quelques rencontres depuis son arrivée à Natsuyasumi, mais seules quelques unes d'entre elles avaient été vraiment spéciales. Et sa première véritable entrevue avec Erling, outre les bonjours polis lorsqu'ils se croisaient en classe, avait été de celles-là.
Walter allait ouvrir la porte de la salle du club en fredonnant une valse entraînante lorsqu'il découvrit avec surprise que cette dernière l'était déjà. Intrigué, il passa la tête dans l'encadrement et son visage s'éclaira d'un sourire lorsqu'il y vit Erling, qui venait vraisemblablement d'arriver lui aussi.

- Bonjour Erling ! Ne vous en faîtes pas, vous êtes tout à fait le bienvenu ici ! répondit Walter avec une expression radieuse, porté par un étrange sentiment chaleureux qui le rendait joyeux.

Le concertiste posa son violon sur une des tables du club et sortit quelques partitions de l'étui de son instrument.

- Je, euh... je ne savais pas trop par quoi commencer ou ce que nous pourrions faire aujourd'hui, alors j'ai pris un peu de tout... La plupart des élèves ont leur propre instrument, mais nous en avons quelques uns en réserve, dont... dit-il sans finir sa phrase, son regard dérivant vers le piano à queue de la salle. Est-ce qu'il y en a un qui vous tente en particulier ? Ou peut-être préférez-vous chanter...?

Walter se sentit soudainement un peu timide en se retrouvant devant Erling, alors que les émotions de la soirée à la piscine ressurgissaient peu à peu, mais son enthousiasme pris le pas. Il était tellement excité à l'idée de faire découvrir à son camarade tout le nouveau monde magique et passionnant qu'était la musique !

Walter esquissa un sourire et caressa le couvercle du piano du bout des doigts avant de le soulever doucement.

- Le piano est souvent préféré au violon par les mélomanes débutants, la plupart des gens pensent que son apprentissage est plus simple, mais en réalité ça n'est pas forcément le cas. Toutefois, je pense que cela pourra être un excellent point de départ ! répondit le jeune concertiste avec un grand sourire.

Il tira le tabouret et fit signe à Erling de venir s'y asseoir et hésita quelques secondes à s'y asseoir également avant de se rendre compte que la proximité avec son camarade le mettrait sans doute dans tous ses états. Il alla alors chercher une chaise et la plaça juste à côté du tabouret.

- Venez vous asseoir, je vais vous aider à régler le tabouret, indiqua-t-il poliment en fouillant en même temps dans ses partitions. L'apprentissage de tout instrument peut être au début assez... comment dire... fastidieux, mais il faut en passer par là pour atteindre un niveau où l'on peut vraiment se faire plaisir ! Enfin, pour être honnête j'ai adoré chaque seconde passée assis devant un piano, mais ça n'est apparemment pas le cas de tout le monde, avoua-t-il avec un sourire désolé.

Après quelques secondes à farfouiller dans ses méthodes de piano, le jeune homme finit par sortir une étude toute simple d'un très célèbre recueil de piano.

- Une étude de la Méthode rose. Oui, je sais, c'est très vieux et démodé, mais parfois rien ne vaut les bons vieux classiques n'est-ce pas ? Alors, cela donne quelque chose comme ça... annonça-t-il en jouant le morceau à Erling pour le lui faire écouter une première fois.

En allant plus bas dans les octaves, Walter dû se rapprocher de son camarade et devint soudainement écarlate lorsque leurs cuisses entrèrent en contact. Le concertiste se recula vivement, au comble de l'embarras, et faillit même faire une fausse note.

- P-pardon ! J-je me suis un peu laissé... entraîner... bafouilla-t-il en achevant le court morceau. V-voilà, ça peut être une bonne petite étude pour commencer ! Et si si vous vous débrouillez bien, nous pourrons peut-être jouer un quatre mains...? E-enfin, si cela vous dit !

Zut, ils venaient à peine de commencer et voilà qu'il était déjà en train de se tortiller comme un limaçon avec un caleçon trop serré !
Ressaisis-toi Walter, c'est une leçon de piano ! Une simple leçon !

Walter déglutit et tâcha de pousser son petit cœur fragile de grand sensible à reprendre un rythme normal avant que l'atmosphère ne devienne lourde d'une étrange et particulière tension. Lorsqu'Erling annonça qu'il allait commencer à jouer, le jeune concertiste hocha vigoureusement la tête, encore écarlate.

- O-oui, a-allez-y ! Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer ! tâcha-t-il de rassurer son camarade avec un sourire maladroit encore teinté d'embarras.

Il observa la sirène placer ses doigts au-dessus du clavier sans pour autant appuyer les touches, et commença à se poser des questions et à être inquiet alors qu'Erling semblait hésiter de longues secondes avant de se lancer. Il allait demander si tout allait bien lorsque son élève se tourna légèrement vers lui, appréhendant visiblement ce qui allait suivre.

- Ne vous en faîtes pas, il est inutile de vous mettre la pression, fit Walter avec cette fois un sourire rassurant plus naturel. Je suis sûr que tout ira bien.

La musique s'éleva alors, hésitante et fragile comme une fleur de cerisier émergeant de l'hiver, mais teintée d'une innocence et d'une pureté qui arracha au concertiste un sourire attendri et touché. C'était loin d'être parfait, bien sûr, mais Erling était très appliqué et rien que le fait d'écouter quelqu'un d'autre jouer en sa compagnie remplissait Walter d'un bonheur serein.
Lorsque la sirène acheva le morceau pour la première fois, il sourit et le félicita avant de dispenser quelques conseils. Sur la position des mains, l'attaque des notes, l'élévation du poignet et l'articulation des doigts, le regard expert du pianiste professionnel avait tout passé au crible et il se servit de son expérience pour aider son camarade.
Après plusieurs répétitions de l'étude, Walter sourit, content et satisfait.

- C'était vraiment très bien pour une première fois au piano ! Je suis sûr qu'avec un peu d'entraînement vous arriverez très vite à bout de cette méthode ! Et, oui, tout va bien. Vous vous débrouillez vraiment bien Erling !

Le sourire rayonnant que le jeune homme afficha à ce moment-là était assez adorable, et la lumière de l'après-midi d'été filtrant au travers des fenêtres de la salle du club de musique conférait à la scène des deux garçons assis au piano une atmosphère chaleureuse faisant ressembler le tout à une magnifique aquarelle.
Walter apprécia ce silence paisible quelques secondes, avant de sortir une nouvelle partition de son sac.

- Je pensais attendre un peu avant de jouer ceci avec vous, mais comme vous vous en sortez très bien peut-être que nous pourrions y arriver ? C'est un quatre mains que m'avait envoyé ma sœur il y a quelques temps, la partie du haut ne devrait pas être trop compliquée pour vous. Cela s'appelle "Sunset", de Hellbach. Ce n'est pas très connu et ce n'est pas vraiment du classique, mais c'est un joli morceau... proposa-t-il avec un sourire enthousiaste bien qu'un peu timide.

Walter, en regardant Erling s'appliquer avec ferveur dans l'apprentissage du piano, eut la sensation que son camarade prenait vraiment du plaisir et cela le rendait très heureux. Erling était déjà très charmant, mais avec l'expression qu'il avait sur le visage il avait un petit truc en plus qui rendait le concertiste tout chose. Le coup de grâce fut d'ailleurs porté à ce dernier lorsque la sirène exprima sa sincère gratitude assortie d'un adorable compliment. Bien évidemment, Walter rougit jusqu'aux oreilles et se mit à bafouiller, son cœur s'emballant.

- Oh, ce, c'est t-très gentil, mais j-je ne suis pas si bon que cela... Mes professeurs étaient bien meilleurs que je ne le serai jamais ! fit-il en démontrant une nouvelle fois sa modestie.

Mais il ne pouvait nier que le compliment lui allait droit au coeur et apportait à la froideur de sa mélancolie une chaleur mystérieuse et apaisante. Réconfortante, même. Avec Erling et en cet instant, il avait l'impression d'être une meilleure version de lui-même, plus sociable, plus confiant, et surtout plus heureux.
Ceci dit, son timide sourire devint une expression presque catastrophée quand Erling répondit à sa proposition.

- Gâcher ?! Non, bien sûr que non ! Je suis convaincu que ce sera très bien ! Et nous allons commencer doucement, ne vous en faîtes pas. Vous allez voir, quoi qu'il arrive, ce sera très joli, je vous le promets ! s'empressa de répondre Walter avec un enthousiasme brûlant assez surprenant. Jouez à votre rythme, je suivrai ! C'est à ça que sert la partie de l'accompagnement, ajouta-t-il avec un sourire rassurant.

Le pianiste expert entama la mélodie avec une fluidité presque surhumaine mais à un tempo assez lent pour que son camarade puisse suivre, adressant à celui-ci un regard et un petit mouvement de tête afin de lui donner le signal de commencer à jouer sa propre partie.
Le morceau ne serait pas parfaitement exécuté, cela allait de soi, mais cela n'importait pas le moins du monde aux yeux de Walter. Tout ce qui comptait pour lui était qu'Erling passe un bon moment et qu'ils partagent quelque chose : un univers de sentiments dans lequel chaque note était une étoile racontant une histoire. Car pour le jeune homme, c'était ça la musique. Une fabuleuse épopée dans un monde merveilleux, mystérieux, passionné et aux possibilités infinies...

La magie vacilla lorsque le concertiste se rendit compte qu'il regardait Erling avec un sourire touché un peu idiot et qu'il devint subitement écarlate. Il faillit d'ailleurs en perdre sa concentration, mais se rattrapa avant qu'il ne soit trop tard.
Walter, mais qu'est-ce qu'il te prend ?! Concentre-toi sur la musique, comme tu l'as toujours fait ! se sermonna-t-il lui même intérieurement. Mais être si proche de la sirène, ici et maintenant, et être ainsi connectés par la musique était si... désarçonnant ! Cette leçon de piano s'avérerait peut-être plus mouvementée que prévu...

Walter tenta un sourire hésitant, espérant cacher le fait que son cœur battait un peu trop vite à son goût.

- N-non, bien sûr que non, voyons ! C'était très bien, je vous assure ! rassura-t-il vivement Erling. Et c'est très gentil à vous, merci.

Son regard se redirigea vers le piano, un peu mélancolique, et il ajouta sur un ton plus doux :

- Je... je vous remercie d'avoir jouer ce morceau avec moi. Je dois vous avouer que ça m'a rappelé un peu ma soeur, elle me manque beaucoup, ainsi que le reste de ma famille... Je les vois lors des vacances d'été et de Noël, mais cela reste difficile de savoir qu'ils sont de l'autre côté de la Terre, vous voyez...?

Les yeux du concertiste devinrent brièvement brillants, avant qu'il ne se rende compte qu'il venait de se confier comme ça au beau milieu d'une leçon de piano.

- Oh, je ! Je suis désolé, nous sommes en train de faire de la musique ensemble et je viens tout gâcher en parlant de ma famille comme si cela venait de nulle part... Je vous prie de m'excuser !!

Walter était très embarrassé, mais d'un autre côté il était curieux d'en apprendre plus sur Erling d'une autre façon que par la musique, et puis... cela lui ferait sûrement du bien de se confier un peu, le psychologue scolaire le lui avait dit.
Il redirigea donc timidement son regard vers son camarade sans pour autant oser le regarder dans les yeux.

- Euh, et vous, votre famille est loin aussi...? demanda-t-il de manière un peu gênante. Pardon, c'est peut-être indiscret...

D'ailleurs, que dirait sa famille si elle voyait comment il s'en sortait à l'école ? Est-ce qu'elle serait fière de son audace d'être ainsi parti à l'autre bout du monde ? Est-ce qu'elle serait déçue de voir dans quelle spirale sombre il était entraîné depuis son départ ? Est-ce qu'elle l'encouragerait à se faire des amis ? Est-ce qu'elle serait triste de le voir toujours ainsi renfermé sur lui-même ?
Et... et Erling, alors ? Comment était sa famille ? Est-ce qu'elle était bienveillante ? Avait-il des frères et des sœurs ? Lui qui croyait connaître de mieux en mieux la sirène de par leurs échanges musicaux, il commençait à se rendre petit à petit compte des limites de la musique lorsqu'il s'agissait d'apprendre à connaître les gens... Mais paradoxalement, c'était bien la musique qui leur avait permis de se rencontrer, et de se rapprocher, ne serait-ce qu'un petit peu.
A ce moment, une pensée à la fois belle et inquiétante germa dans l'esprit de Walter. Une dangereuse et excitante question...

Jusqu'où la musique les entraînerait-elle ?

Walter esquissa un sourire adorable et porta un doigt à son œil pour essuyer une larme qu'il sentait y pointer. "Honoré" ? Erling était "honoré" ? Walter en fut vraiment très touché et il ne savait s'il devait rire ou pleurer sous l'émotion. Il choisit de se contenir et d'éviter l'un comme l'autre choix, étant très inquiet à l'idée de paraître encore plus bizarre, et... instable... aux yeux de son camarade.

- Et moi je suis honoré d'avoir eu la chance de le jouer avec vous. Cela... compte vraiment... beaucoup, pour moi... avoua-t-il, le feu aux joues.

Fort heureusement, la réponse d'Erling à ses questions le tira de cet état de surchauffe pendant lequel les battements de son coeur parvenaient presque à couvrir la voix de la sirène et même les sons du piano.
Ainsi, Erling était dans une situation assez similaire à la sienne : ça famille était quand même loin même si elle n'était pas à l'autre bout du monde, et au moins un de ses proches lui manquait. Ceci étant, quelque chose fit tiquer Walter : sa famille n'était pas au courant pour sa Singularité et il ne savait pas comment elle réagirait si il leur avouait sa nouvelle nature. Cela rappela au concertiste sa propre cruelle réalité. Il ne savait que trop bien ce que cela faisait de garder enfoui au plus profond de soi un secret qu'il était terrifié à l'idée de révéler à sa famille, et tout le tourment et l'angoisse perpétuelle que cela procurait. Ce poids aussi, il aimerait le ôter de ses épaules. Mais il ne se sentait pas prêt, très loin de là même. Peut-être un jour... Peut-être à Erling... Mais pas maintenant. Pas comme ça. Il ne voulait gâcher cet instant magique pour rien au monde.
Cependant, il était tout à fait disposé à garder l'invitation de son camarade dans un coin de sa tête. Et même si l'idée le rendait pour le moment très mal à l'aise, il savait au fond de lui que partager ses peurs, ses sentiments et ses espoirs à quelqu'un qui le comprenait ne pourrait que lui être bénéfique.

- Merci Erling, c'est vraiment très gentil de votre part... Et je voulais vous dire que je comprends votre situation. J'avoue être rassuré de voir que je ne suis pas le seul à me sentir seul, je n'avais pas envie de le dire aux autres et d'en rajouter à ma réputation de pleurnichard... avoua-t-il en détournant le regard, honteux, avant de vivement se reprendre. Oh ! J-je veux dire, non, je ne suis pas content que vous soyez triste d'être loin de votre famille, je voulais juste dire que...! Euh... Et bien, que si jamais vous voulez en parler, vous aussi, et bien... Je pense que... Je pourrais peut-être vous aider ? Cela me ferait très plaisir, en tous cas... bafouilla-t-il alors que ses joues devenaient encore plus cramoisies.

La musique avait cessé depuis quelques minutes déjà, mais le cœur de Walter battait toujours la mesure à un rythme soutenu tel un petit métronome paniqué terrifié à l'idée de s'arrêter et de laisser la place au silence.

- Mh, euh... Peut-être pourrions-nous reprendre...? Sauf si vous préférez que nous arrêtions là pour aujourd'hui et que nous allions ailleurs ? Après tout, c'est une belle journée... proposa Walter.

Etrangement, il commençait à avoir un peu l'impression d'étouffer dans la salle du club, et la chaleur estivale n'y était vraisemblablement pour rien... Ceci dit, peut-être qu'il suffirait simplement que la musique reprenne pour qu'il soit de nouveau à l'aise ? Après tout, cette dernière les avait déjà rassemblés à deux reprises, alors il n'y avait aucune raison pour que son mystérieux pouvoir disparaisse et qu'elle ne cesse soudainement d'adoucir les cœurs...

A la réponse d'Erling, Walter se contenta d'hocher la tête avec un sourire timide mais doux. Il n'y avait rien à ajouter à ça, et il valait mieux qu'il garde le silence pour éviter tout débordement d'émotions. Toutefois, son expression laissait transparaître à quel point les propos de son camarade l'avaient touché, et finalement il s'autorisa deux simples mots :

- Merci beaucoup...

L'atmosphère devenant un peu trop chargée (plus positivement que négativement ceci dit) pour le coeur fragile du musicien, ce dernier accueillit le changement de sujet avec soulagement.

- Cela me semble être une excellente idée ! répondit-il avec enthousiasme. Faisons cela !

Walter reprit la leçon de piano en s'assurant de ne pas aller trop vite pour Erling. Son élève d'un jour se débrouillait bien pour un grand débutant et ils purent aller plus vite que ne l'avait prévu le concertiste, ce qui ne fit qu'accroître son enthousiasme. Il ne fut pas avare en compliments pour la sirène et l'étrange tension qui régnait dans la pièce s'apaisa petit à petit pour devenir une douce chaleur, une bulle réconfortante que le jeune homme n'éclaterait pour rien au monde. Au fur et à mesure que le morceau progressait et que les doigts des deux garçons dansaient sur le clavier, le regard de Walter se fit peu à peu plus lointain comme lorsqu'il se représentait sur scène. Toutefois, les quelques malencontreux contacts entre leurs mains le ramenaient systématiquement à la réalité et accéléraient brutalement les battements de son cœur.
Finalement, quand le pianiste jugea qu'Erling avait assez bien assimilé le morceau et que le moment était bien choisi pour faire une pause, il tourna un regard timide et légèrement fuyant vers son camarade et, en rougissant, proposa maladroitement :

- C'était très bien, vraiment...! Je pense que nous pourrions nous en tenir là pour aujourd'hui ou cela risque de faire trop en une seule leçon. Mais, euh, nous pouvons toujours poursuivre ce rendez-v... Euh, je veux dire, nous pouvons très bien aller nous promener sur le campus ! Si, hum, euh, si cela vous dit...

Ah la la, pauvre de lui ! Quand finirait-il enfin par ne plus être aussi embarrassant pour son entourage et si pathétique à regarder ? C'était déjà un miracle qu'Erling accepte de passer du temps avec lui, et il allait encore tout gâcher avec sa personnalité gênante... Mais, en même temps... S'il y avait bien quelqu'un dans cette Académie qui avait le pouvoir de le faire se sentir moins misérable, moins sombre, moins... lui... c'était bien Erling. Et il ne laisserait fuir ce sentiment sous aucun prétexte.

Walter rougit violemment lorsqu'Erling le remercia, et il tourna la tête pour dissimuler de façon très puérile son embarras et sa réaction assez démesurée.

- D-de rien, a-avec grand plaisir... bafouilla-t-il avec une mimique nerveuse et gênée.

Fort heureusement pour lui, la sirène changea de sujet en acceptant son invitation à aller prendre l'air, et intérieurement le musicien en fut très heureux. Outre l'étrange charisme magnétique d'Erling qui l'attirait comme un lampadaire attire les papillons de nuits, le simple fait de se promener avec un camarade de classe était quelque chose de très rare, presque tout nouveau, pour le concertiste qui habituellement passait le plus clair de son temps en solitaire à jouer de la musique dans sa chambre ou dans des endroits où il ne serait pas dérangé. Le club de musique était la seule exception à cette triste habitude, mais là encore il s'y montrait généralement plutôt discret bien qu'il y était plus facile pour lui de partager sa passion avec ses camarades de club et d'échanger avec eux de joyeuses conversations. Mais se promener en tête-à-tête avec un autre élève ? Non, ça, clairement c'était assez extraordinaire. Et quelque part, l'idée était aussi excitante qu'angoissante.

- Oh, c'est très gentil à vous, mais cela n'est pas la peine, vraiment ! rassura-t-il Erling en rougissant de plus belle.

Se faire offrir une boisson ? Bon sang, cela ressemblait encore plus à un rendez-vous !! Et son pauvre petit cœur fragile n'avait pas besoin de plus de rebondissements, il avait déjà l'impression d'avoir couru un marathon après un simple cours de piano ! D'ailleurs, en parlant de cours, Walter se rendit compte après coup qu'Erling avait sous-entendu qu'il le lui donnerait une rémunération pour cette leçon, et cela était évidemment hors de question pour le jeune homme.

- Et je vous en prie, il est totalement inutile de penser à une compensation, c'était un réel plaisir pour moi que de faire de la musique avec vous et jamais je ne vous demanderai quelque chose en échange ! répondit vivement le musicien, gêné mais catégorique. Et puis c'est tout à fait normal entre, euh... camarades de classes... de s'entraider de la sorte. Et puis encore une fois, je l'ai fait par plaisir, donc ça n'est vraiment pas la peine, je vous l'assure !

Faire preuve d'autorité était complètement antithétique pour le pauvre garçon, mais il espérait avoir été assez clair. Recevoir de l'argent ou quelque autre compensation pour un moment comme celui-là le mettrait dans un embarras encore bien pire que tous ceux qu'il avait ressenti jusqu'à présent. C'était d'ailleurs une des raisons pour lesquelles il reversait toujours la quasi-totalité de l'argent qu'il recevait lors de ses représentations à des œuvres caritatives. Pour lui la musique était une passion, pas un travail, et il avait toujours trouvé gênant d'être payé des sommes si importantes pour cela.

- Quoi qu'il en soit... Où voudriez-vous aller ? demanda-t-il pour changer de sujet. Nous pourrions nous promener dans le parc par exemple ! Ou aller en ville ? Je vous laisse choisir, fit-il avec un sourire.

Car après tout, tant qu'il passait un bon moment avec Erling, l'endroit lui importait peu !

Walter esquissa un sourire désolé et confirma timidement qu'il ne changerait effectivement pas d'avis :

- Non, j'en ai bien peur... Et ne vous en faîtes pas, ce fut un réel plaisir pour moi également, rassura-t-il Erling avec un sourire plus doux... avant de se remettre à rougir et de détourner le regard.

Ah la la, il fallait vraiment qu'il parvienne un jour à contrôler ses émotions et ses réactions... Il n'allait tout de même pas perdre ses moyens à chaque fois qu'un garçon serait gentil avec lui ! Après, il était vrai qu'Erling était vraiment quelqu'un de bien, de poli et bien élevé, de doux et de compréhensif. Même si le concertiste était encore bien loin de pouvoir se confier à qui que ce soit, il sentait que son camarade pourrait tout à fait être un jour la personne à qui il irait parler. L'oreille attentive dont il avait besoin, mais auprès de laquelle il n'était pas encore prêt à parler.
Le jeune homme secoua la tête et se ressaisit. Il passait un excellent moment en la compagnie d'Erling, et il était hors de question que ses tourments ne viennent entâcher cette splendide journée ! Le temps serait d'ailleurs un autre des atouts qui ferait de la balade à venir un très bon moment ! Malgré son pessimisme habituel, il en était persuadé !

- Je suis d'accord ! Cela me paraît être un excellent choix ! s'enthousiasma-t-il avec un grand sourire avant de ramasser ses quelques affaires et de remercier la sirène avec un sourire gêné lorsque cette dernière lui tint la porte.

En quelques pas rapides et en quelques battements de coeur accélérés, le duo se retrouva à l'extérieur du bâtiment sous le magnifique ciel bleu de l'été. Walter mit sa main à hauteur de ses yeux pour se protéger quelques instants des forts rayons du soleil, le temps que ses yeux passent de la faible lumière de la salle du club de musique à la forte luminosité de l'après-midi estivale.

- Il fait vraiment beau aujourd'hui ! fit-il un peu maladroitement pour engager la conversation. J'espère que la météo ne changera pas.

Il espéra aussi fortement que la chaleur ne continue pas de grimper, car se retrouver dégoulinant de sueur devant Erling achèverait de le couvrir d'embarras. Finalement, cette balade risquait d'être un défi plus grand encore que celui de survivre à la leçon de piano... Mais au moins, il pourrait mettre la couleur rouge écrevisse que la gêne et les battements de son cœur peignaient sur son visage sur le compte du soleil ! Oui ! ...Non...?

Walter dévisagea Erling, un air interrogateur sur le visage. Il trouva cela curieux qu'Erling n'aime pas la pluie, car après tout il était une sirène non ? L'eau, cela devrait être son élément... Le concertiste voulait l'interroger sur la question, mais la peur d'aborder un sujet peut-être difficile pour son camarade et donc mettre ce dernier mal à l'aise l'en empêchait. Il se rappela qu'Erling avait avoué avoir du mal à se "maîtriser" quand ils s'étaient rencontrés à la piscine, est-ce qu'il faisait référence à sa Singularité ?
Walter prit une profonde inspiration et, le feu au joue, prit le risque en bafouillant :

- Hum, euh, Erling...? Vous n'aimez pas l'eau...?

Ok, cette question sonnait vraiment encore plus bête à l'oral que dans sa tête. Mais quel idiot ! Pourquoi fallait-il qu'il soit à ce point un boulet quand il s'agissait de relations sociales ?! Maintenant Erling allait encore plus penser qu'il était un véritable benêt, bravo Walter...!
Le jeune homme se mordit les joues et détourna le regard, écarlate de honte.

- N-non, oubliez ! C-c'était idiot, je suis désolé...! Je... euh, j-je m'excuse...!

La question de la sirène qui suivit fut l'échappatoire parfaite et Walter s'empressa de rebondir dessus, peut-être même un peu trop vivement.

- O-oui, le parc, hahaha ! J'adore le parc ! répondit-il avec une voix forcée et un ton un peu trop tonitruant absolument pas naturels, ce qui ne fit qu'augmenter son embarras.

Allez, respire Walter, tu fais n'importe quoi... s'invectiva-t-il mentalement. Ressaisis-toi ou tu n'auras plus jamais la chance de vivre de journées comme celles-ci avec Erling...
Le garçon prit une nouvelle inspiration et expira lentement, avant de répondre pour de bon cette fois, gêné.

- E-en fait... je ne sors pas vraiment... J'ai du mal quand il y a du monde, je préfère généralement être... seul, au calme... avoua-t-il en baissant les yeux, avec un léger sourire teinté de mélancolie. Mais j'aime beaucoup y venir le soir, ou au coucher du soleil, lorsqu'il n'y a pas grand-monde et que je peux jouer du violon et écrire de la musique sans déranger personne. La lumière du soir, elle donne vraiment une atmosphère... vous voyez...? Je ne saurais trop comment la décrire, mais c'est apaisant. J'ai l'impression de me sentir moins ma-

Walter stoppa net sa phrase. Sans s'en rendre compte, il avait agrippé fermement sa chemise au niveau de son cœur et la serrait très fort.
Non, s'il y avait bien une chose qu'il se refusait de faire, c'était de gâcher ce moment avec ses problèmes. Mais, c'était un peu étrange, et peut-être même magique à la fois, sans même en avoir conscience il avait été sur le point de se confier naturellement à Erling. Il n'avait jamais pu, ni même voulu, se confier à qui que ce soit jusqu'à présent, et bien que ce soit une pente dangereuse sur laquelle il avait faillit irrémédiablement glisser il se sentait comme... bien ? Comme s'il avait, au fond de lui, inconsciemment su que c'était la chose à faire. Mais il n'était pas prêt. Et s'il s'aventurait sur ce terrain, il risquait immanquablement de parler de... "ça". Cet horrible, douloureux, lancinant "ça". Ce secret qui le rongeait de l'intérieur depuis que Tommy avait disparu de sa vie. Cette boîte de Pandore qu'il n'ouvrirait sous aucun prétexte sous peine de plonger encore plus profond dans l'abîme.
Cette boîte qu'il faudrait bien ouvrir un jour.
Mais pas maintenant, pas aujourd'hui. Mais si c'était avec Erling... Si c'était avec Erling qu'il était amené à l'ouvrir, alors peut-être que... cela se passerait... bien...?
Peut-être...
Mais pas maintenant, pas aujourd'hui. Relever la tête. Sourire. Inspirer. Ne pas tout gâcher.
Mentir.

- ... de me sentir moins mal à l'aise avec les gens. L'atmosphère apaisante du début de soirée, ça détend tout le monde, du coup... pardon, je dis des choses bizarres, haha...! fit-il avec un sourire maladroit. Mais, s'y promener là, avec vous, je trouve ça bien ! Vraiment bien ! reprit-il, cette fois avec un sourire authentique qui illuminait son visage écarlate d'embarras. Oh ! Une petite minute !

Walter s'arrêta et s'agenouilla pour fouiller dans son cartable et en sortir son carnet de partitions. Il déboucha un stylo et, le capuchon entre ses dents, il coucha quelques notes sur le papier, fredonnant parfois légèrement en même temps qu'il écrivait d'un geste rapide et mesuré. Il s'interrompit pour jeter un oeil à son camarade et le croisement de leurs regards le fit presque sursauter et rougir de plus belle, aussi il baissa vivement les yeux vers son carnet où il termina de coucher le début d'une toute nouvelle mélodie inspirée par Erling.

- Voilà ! annonça-t-il en fermant son carnet et en le rangeant. D-désolé, quand j'ai une inspiration comme ça il faut que je la note pour ne pas l'oublier, s'excusa-t-il avec un sourire gêné. Vous voulez qu'on trouve un endroit où s'asseoir ? A l'ombre peut-être ?

Toutes les idées étaient bonnes pour prolonger ce... rendez-vous...? avec la sirène. Et il ne manquerait certainement pas une occasion de faire durer ce moment privilégié !

Walter rougit sous les compliments d'Erling et esquissa un sourire gêné en détournant le regard.

- O-oh, non, ce ne sera pas si exceptionnel que cela... M-mais c'est vraiment gentil à vous, cela me touche beaucoup !

"Surtout venant de vous", voulait-il ajouter, mais il se retint in extremis. L'ambiance, bien que très agréable, était déjà parfaitement instable à cause de lui, autant ne pas rendre les choses encore plus... inconfortables. Il se contenta donc de cette réponse modeste et acquiesça à la proposition d'Erling de s'asseoir sous l'arbre.
Une légère brise vint rafraîchir l'atmosphère et détendre un peu le pauvre concertiste que le silence commençait à rendre vraiment nerveux. Il allait lancer une banalité afin de faire disparaître cette ambiance pesante quand Erling le devança, le prenant par surprise. Ce qui le surprit encore plus fut qu'il répondit à sa question de tout à l'heure. Walter n'avait pas du tout l'habitude d'être celui auprès de qui les autres se confiaient et c'était une première pour lui, mais en tant que musicien, et surtout en tant que garçon d'un naturel empathique, il savait écouter. Alors c'est ce qu'il fit lorsque son camarade lui expliqua sa singularité.
Walter eut une expression attristée quand le garçon dit que ses cheveux avaient perdu leur couleur, et sans réfléchir, il porta ses doigts vers les mèches blanches de son ami et avoua avec un sourire compatissant :

- Je suis désolé pour vous, mais... Ne soyez pas trop triste, vos cheveux, ils sont très beaux et... ils ont une très belle couleur... dit-il avant de se rendre compte de ce qu'il faisait et de vivement retirer sa main, le visage écarlate. J-je ! J-j-je !! Je m'excuse !! Pardon, je...! Je ne sais pas ce qui m'a p-pris !! Je veux dire, euh, le blanc, ou le gris c'est très joli comme couleur, hahaha ! Euh, non, je veux dire, je ne dis pas ça parce que mes cheveux ont cette couleur, non non non, ce que je voulais dire c'était que, euh... vous êtes très beau ! NON !!! EUH EuH eUh...!!! OUBLIEZ CE QUE J'AI DIT. S'il vous plaît. C-continuez, je vous prie !!

Le musicien avait une expression mortifiée et suppliante, le feu aux joues et le regard confus. Il mit son visage dans ses mains quelques secondes et détourna le regard, toujours écarlate, avant de laisser Erling continuer après avoir bafouillé quelques excuses supplémentaires.
Quand la sirène eut fini son histoire, le violoniste resta silencieux quelques secondes avant de laisser échapper quelques reniflements... et quelques larmes.

- Oh, Erling, je suis vraiment désolé, je n'aurais jamais imaginé que les choses soient si difficiles pour vous... Je... pardonnez-moi si j'ai été insensible ! fit-il en essuyant ses larmes d'un revers du poignet, les joues et le nez rouges d'émotion. J-j'espère que vous ne m'en voudrez pas si j'ai abordé un sujet douloureux pour vous...

Et voilà, il se mettait encore à fondre en larmes comme un gamin instable... Décidément il était vraiment irrécupérable. Mais qu'y pouvait-il ? L'histoire d'Erling était triste et ce dernier avait vraiment dû en baver...
Ou... peut-être n'était-ce pas si terrible finalement ? Après tout, il n'avait pas l'air d'en souffrir tant que ça, et il avait même dit que c'était une belle expérience que de nager en tant que sirène ! Ceci dit, le concertiste savait ce que c'était que de cacher ses tourments et sa douleur derrière des mots ou des sourires rassurants, alors peut-être était-ce le cas de son camarade de classe...
En tous cas, malgré ses multiples tentatives de sécher ses larmes, le pauvre Walter ne parvenait pas à retenir le flot qui coulait de ses yeux.

- Dé-désolé, je me suis un peu... laissé emporter, je... j-je suis... trop émotif... haha... fit-il avec un sourire contrit qui tranchait sur son regard larmoyant. O-oh mais il faut absolument que j'arrive à m'arrêter, je ne voudrais pas qu'une larme vienne vous transformer en sirène !! J-je suis vraiment, vraiment désolé !! s'excusa-t-il encore en plaquant ses poings devant ses yeux.

C'était vraiment une idée saugrenue et peu probable, mais quand on s'imaginait constamment le pire comme Walter, la crédibilité d'une pensée négative n'était vraiment pas un sujet prioritaire. Contrairement au bien-être d'Erling qui, lui en revanche, lui tenait beaucoup à cœur. Et au fond de lui, il espérait être rapidement rassuré par son camarade, car il ne supporterait pas de le voir malheureux sans pouvoir l'aider... C'était bizarre, il n'avait jamais ressenti quelque chose de ce genre avant... Mais, quelque part... ça n'était pas si désagréable...