Sans déconner. Il ne m’a fallu que quelques jours pour me rendre compte que j’ai un niveau déplorable comparé au reste de la classe. Je suis incapable de résonner comme eux. Incapable d’assimiler les connaissances qu’ils engouffrent par dizaines. Je ne suis jamais allée à l’école avant ce mois-ci et ça se sent. Je n’ai qu’une envie, c’est retourner de là où je viens. Que Père me laisse tranquille, que je rentre enfin à la maison. Je réajuste les lunettes magiques traductrices sur le nez et pose plusieurs livres devant moi. Les divers programmes scolaires des années précédentes, que les autres élèves ont déjà vu. Etonnamment, je connais la plupart des sujets mais je ne sais pas ce qu’il faut que je sache exactement dessus. Je m’installe à la table que j’ai dénichée, dans un coin tranquille de la bibliothèque. Il ne manquerait plus que l’on m’aperçoive en train d’apprendre ! Ma dignité en prendrait un sacré coup. Je prends le premier manuel ; le programme de cette année. Evidemment, il n’est pas rédigé en japonais. J’ai beau connaître beaucoup de langues, elles évoluent si vite que j’ai parfois beaucoup de mal à m’exprimer et à comprendre. Les lunettes vont grandement m’aider.
 
Je rabats mes cheveux sur une épaule et me plonge dans la lecture. L’heure défile sans que je m’en rende compte. La bibliothèque, déjà silencieuse en temps normale, le devient encore plus. Je ne remarque aucune différence, là où je suis, bloquée entre deux étagères dans un petit coin perdu. La soirée s’entame lentement. Je n’ai pas de montre. Je pensais que la faim me tirerait de là. Peine perdue. C’est quand je commence à piquer du nez que je me rends compte qu’il est tard. Pourtant… Pourtant mon égo me pousse à continuer à réviser. Demain, c’est samedi. Je peux faire nuit blanche sans en pâtir. Mes yeux se brouillent de plus en plus régulièrement sur les pages d’écritures. Je me sens de moins en moins bien sur ma chaise en bois. Je change de position plusieurs fois, jusqu’à aller m’asseoir directement parterre, m’adossant à une étagère couverte de livres. J’étends mes jambes, m’installe confortablement, le livre posé sur les cuisses. Erreur. Grave erreur. Je finis par m’endormir sans même m’en rendre compte, confortablement installée et couverte grâce à mes deux ailes qui me servent de couverture duveteuse…

Alors même que j’étais sacrément bien dormie, je sens un contact extérieur qui me réveille instantanément. Même si cela est voulu délicatement, je sursaute tout de même. Je ne pensais pas m’être endormie. J’ouvre les yeux pour tomber nez à nez avec un sempai qui m’est inconnu.  Je me dégage, tentant de me redresser dans une grimace. Qu’est ce qu’il me racontait ? Un mal au dos ? En effet. J’en ai déjà un. Depuis quand je dors, moi ? Je remonte les lunettes prêtées par la bibliothèque sur mon crâne, repliant tant bien que mal mes ailes. Je me redresse, gardant précieusement mon manuel contre moi et j’en profite pour regarder l’inconnu à la dérobé. Il est sacrément grand, et parfaitement étranger. Il n’a pas les traits des japonais, avec leurs yeux bridés et la peau d’une couleur si particulière. C’est un caucasien, comme moi. Une pensée fugitive me traverse l’esprit et je détourne les yeux brutalement. Il est sacrément mignon, pour un humain. Et assez impressionnant à cause de sa taille.Je maugrée quelques mots pour faire bonne figure :
 
« Je ne dormais pas, je fermais juste les yeux pour méditer. »

Pardon ? Pathétique ? C’est ce que vous avez dit ? Je suis bien d’accord. Mais sur l’instant, c’est la chose la plus intelligente qui ai réussi à traverser la barrière de mes lèvres. Bon sang, quelle heure peut-il bien être ? Et vais-je réussir à me réveiller correctement ? Je suis encore dans le coltar et je dois pas être bien jolie à voir, avec mes vêtements fripés à souhait.

Il sourit. Un sourire enjôleur qui me fait rater un battement de cœur. Bon sang. Je me réfugie dans l’agressivité et le pousse sans ménagement pour passer à coté de lui et rejoindre ma table. J’y pose le manuel, me gardant bien de faire face à nouveau au jeune homme. Je ne suis pas idiote, hors de question de le regarder. Me détacher de mes émotions. Redevenir imperturbable. Il prend la parole. Une voix grave et chaude, agréable à l’oreille. J’ai envie de hurler à l’intérieur. Arrête, bordel, de lui trouver un air sexy ! Il voit mes ailes, en tout cas. Il croit en Dieu. Je respire longuement avant de lui répondre, le plus calmement possible :
 

« Très utile, en effet. »

Mes mots semble mécaniques, peu naturels. Même ma voix ne me semble pas naturelle, comme si j’avais forcé le ton. Ce qui est le cas. Mais généralement, je le fais mieux que ça. La seconde réflexion du blond me fait me retourner. Je n’aime pas qu’il fixe mes ailes ainsi. A croire qu’il veut les découper ! Je me force à soutenir son regard, insufflant autant de froideur que je peux, me forgeant un masque pour le berner sur mes émotions et me berner moi aussi. J’érige une carapace.

« C’est le cas. »

Je n’arrive pas à faire de réponses plus longues. Ma voix a tendance à dérailler sur la fin. Si je pousse plus, j’ai peur d’être découverte. Je l’observe plus attentivement. Quelque chose me tracasse avec lui. Je suis capable de reconnaître les Enfants de Dieu, les humains, quand j’en vois. Lui.. Je n’arrive pas à savoir. Impossible de comprendre si ç’en est un ou pas. Il l’est sans l’être. De but en blanc, je demande :

« Qu’est ce que tu es ? »

Des crocs. Si tu savais, chéri. Je ne réponds rien, ignorant la remarque. Je m’assoie finalement. Il s’installe en face et je grommelle dans ma barbe un « je t’en prie, la place est libre. » Il m’observe de ses grands yeux qui oscillent entre le vert et le orange. Je finis par détourner le regard, me concentrant sur tout, sauf sur lui. Il répond à ma fameuse question. Je me décompose. Un sang mêlé. Une hybridation. L’un de ses parents a préféré un humain à Père. Je repose mes pupilles sur lui, sans cacher ma surprise. Mes sentiments se mélangent. Un hybride. La preuve d’une grande trahison, qui me touche moi aussi puisqu’elle touche Père. Une ignominie vivante. Pourtant.. Pourtant lui n’a rien demandé. Et Dieu est père de pardon. Je dois passer outre mes abnégations. Il est ici, face à moi, bien vivant. Il n’est pas mort foudroyé, il n’est pas mourant. Père lui a pardonné son sang impur. Je dois faire de même. Mais Père me pardonnera-t-il de le trouver charmant ? Me le pardonnerais-je à moi-même, moi, fille de lumière, fille du ciel ?
L’inconnu me montre ses ailes. Si petites, si atrophiées.. Elles n’ont pas la splendeur des miennes. Peut-il voler avec ? Ses ailes peuvent-elles porter son poids ? Il est si grand, et donc bien plus lourd que moi.. Comment d’aussi petites choses peuvent le supporter en plein ciel ? Je reviens sur ses précédentes questions. Y repenser avec cette nouvelle information me déroute. Tout me semble plus clair.
 
« Tu ne peux pas voler, n’est ce pas ? C’est pour, ces remarques sur mes ailes de tout à l’heure. »

Me focaliser sur autre chose que son beau visage et son magnifique sourire me permets de me retrouver un peu. De ne pas perdre pieds.

Pourquoi, alors même que le sujet dérive, il se montre aussi charmant ? Lorsqu’il me répond, il a une voix douce. Et, dans cette voix, un petit quelque chose qui fait qu’on l’apprécie. Est-ce le choix des mots ? Le ton utilisé ? Un pouvoir que je ne soupçonnais pas chez les hybrides ? Il m’explique qu’il ne sait pas et que donc, en théorie il peut. Je penche la tête légèrement sur le coté. Comment est-ce possible de ne pas savoir voler ? J’ai toujours su pour ma part.. Je remonte dans mes souvenirs. Aussi loin qu’ils remontent, le vol était inné.  Je porte une main à mon menton, perplexe. Il enchaîne alors sur deux questions, qui me font reporter mon attention sur lui. Sur son visage si harmonieux. Si détestable. « Ma belle ». Depuis tout à l’heure, il me trouve des surnoms dans ce genre. Je suis sûre qu’il n’en pense pas un traître mot. Qu’il ne me trouve même pas jolie. Que c’est un réflexe. Je décide de passer outre pour l’instant et répondre à ses interrogations.

« La liberté, oui. La sensation que rien ni personne ne peut m’arrêter. Que je suis intouchable, qu’on ne peut pas me blesser de quelque manière que ce soit. Et puis, j’ai tant de possibilités, d’opportunités ! Je peux aller où je veux, quand je veux. C’est merveilleux. »

 
Je me perds un instant, rêveuse, en repensant à la sensation. J’ai tôt fait de me sortir de mes pensées quand je me rappelle avec qui je discute. L’énergumène que c’est. Je redeviens dure ;

« Et toi ? J’ai comme l’impression que tu me dragues. Pourquoi ? Pour le plaisir d’essayer de dévier un ange du droit chemin ? »

Il prend un air vexé qui ne prend pas avec moi. C’est surjoué et, le pire, c’est qu’il sait certainement que ça le rend adorable. Il continue avec un beau mensonge. Je secoue négativement la tête, pas dupe pour deux sous. C’est un pari avec quelqu’un, n’est ce pas ? Quelqu’un a trouvé intelligent d’essayer de me séduire, et ce type s’y est collé. Je ne connais même pas son nom. Il se met à sourire et enchaîne, sûr de son charme.  Je décide subitement de prendre le contrecoup. Il veut jouer à ça ? J’ai des centaines d’années d’expérience, bien que je n'ai jamais réellement essayé. J'ai pu voir des empires tomber par amour. Voyons voir si l’on échange les rôles ? Je me redresse, me penchant très en avant sur la table et prenant appuie sur mes mains pour ne pas perdre l’équilibre. De fait, j’approche mon visage près du sien, avec un sourire enjôleur. Je lui offre également une vue plongeante sur ma poitrine, bien que l’uniforme empêche toute vision de peau. Je prends une voix sexy, et, avec une main je viens effleurer sa joue de façon tendre et provocatrice ;
 
« Tu ne t’es pas dit un seul instant que j’avais certainement plus d’expérience que toi, mon joli ? »
 
Père me punira en tant et en heure. Actuellement, le garçon me gonfle avec son jeu de charme. Je compte bien le faire tomber dans le panneau à son tour. Il aime draguer ? Et si c’était lui qui se faisait draguer pour changer ? Je suis sûre qu’il deviendra bien moins exubérant et que ses avances tomberont toutes à l’eau.

Il se met un instant à se décider. Un moment où il reste probablement surpris, mais ne laisse rien filer. Je capte son regard qui dévie avant de remonter jusqu’à mes yeux. Mon sourire s’agrandit, je passe délicatement ma langue sur mes lèvres pour les humidifier. J’approche un peu plus, jusqu’à frôler son nez avec le mien et je réponds, dans un murmure provocateur ;
 
« M’embrasser ? Tu as bon espoir. Ce n’est pas ainsi que ça va se passer. »
 
Tandis qu’il me caresse la main avec douceur, mon sourire ne me quitte pas. Finalement, je le repousse avant de me rasseoir sur ma chaise avec un sourire malicieux. Je suis un ange. Je ne suis pas une foutue succube. Je repousse mes cheveux derrière mon épaule, dans un geste volontairement séduisant. Je n’ai aucune envie de l’embrasser. Enfin, bon, d’accord, un peu. Mais je sais me tenir. Je sais où sont mes objectifs. Je sais sur quel terrain je vais jouer avec celui là. L’arroseur arrosé, vous connaissez ? Le prédateur qui devient proie. Je reste fidèle à Dieu. Mes écarts ne sont là que pour punir cet hybride impétueux. Lui donner envie puis le repousser. C’est cruel. Mais je veux lui rappeler qu’il n’est qu’un enfant, tandis que je suis déjà adulte depuis bien longtemps. J’attrape mes livres, les rangeant bien alignés, sans lui prêter d’attention, toujours un sourire flottant sur mes lèvres. Je ferais en sorte qu’il courre dans la gueule du loup, et qu’il n’en ressorte pas. Quoi qu’il en coûte. Sans perdre pour autant ce qui m’est précieux. Sans sacrifier ma pureté.

Damien garde son sacré sourire affiché sur les lèvres. Il n’a pas bougé, n’a rien tenté. Son regard est toujours identique, également.  Ma tentative ne semble pas avoir fonctionné. Son regard ne me quitte pas, d’ailleurs. Un regard de loup. Je fais en sorte de ne pas me laisser berner par son joli minois qui en a certainement fait tomber plus d’une. Je pose ma pile de livres parfaitement alignés sur la table, rouvre le premier, me remettant négligemment à étudier. Je balaie sa question d’un mouvement de main, ne le regardant plus de façon tout à fait volontaire, comme si je me désinterréssé de lui, comme s’il n’était qu’un vulgaire moustique dérangeant.
 
« Tu es intelligent, n’est ce pas ? Tu as de l’imagination ? Bien, fais donc travailler ton cerveau. »
 
Ma remarque désabusée n’est destinée qu’à cacher le fait que je ne sais pas comment continuer. C’est bien de bluffer, mais il faut que je continue ce jeu stupide. Que je trouve des idées. Faudra que j’aille demander de l’aide, là haut, quand je pourrais, histoire de ne pas me faire cramer. Je continue ;
 
« Je ne sais même pas ton prénom, Don Juan. »

Terriblement, je me dit que si Dieu n’a pas encore réagit, alors qu’il sait tout et voit tout, c’est peut être qu’il est amusé par la situation. Ou trop occupé ailleurs. Devrais-je craindre qu’il interagisse avec la situation ? Qu’il utilise la Providence pour s’amuser plus encore, et me mettre dans l’embarras comme il aime tant le faire ?

Il reste imperturbable. Je lève intérieurement les yeux au ciel un instant. Soit, je serais patiente, gueule d’ange raté. Il me dévoile son nom, et je relève les yeux vers lui. Damien. Un prénom français. Je ne peux réprimer un petit sourire provocateur , plus destiné à moi qu’à lui, rebaissant les yeux sur mes pages de manuel, tout en lançant nonchalamment ;
 
« Il parait que les amants français sont les meilleurs, et qu’ils sont extrêmement romantiques. »
 
Je lui jette un petit coup d’œil avant de continuer, implacable ;
 
« J’imagine donc que tu es l’exception qui confirme la règle ? »
 
Un bruit me fait tourner la tête.  J’ai juste le temps de voir une tignasse de cheveux déguerpir au coin d’une étagère. Je me frappe le front du plat de la main. Bon sang. Depuis combien de temps cette personne est-elle là ? Qu’a-t-elle entendu ? Est-ce qu’elle va contrevenir à ma réputation, encore fraîche et fragile ? Je vais passer pour une catin, une puterelle, une coureuse de rempart, une demoiselle de faible vertu. Je jette un regard en biais à Damien. C’est sûr que ma réputation pourrait être plus mal engagée que ça. Il est charmant. Et une fille qui discute avec son sempai est mieux vu que l’inverse. Un jeune homme de son âge qui discute avec une collégienne, ça ne le fait pas, et il passe pour un pédophile. Seulement, il se doute certainement de mon réel âge, du fait que je suis pluricentaire et qu’il n’est qu’un bébé. Le reste de l’école ne le sait pas forcément. Je ressemble à une fille très jeune, comparé à lui qui a déjà les traits de la maturité. Son vieillissement va-t-il ralentir ? Je sais que moi-même je suis figée à l’apparence dans laquelle je suis morte. Comme cela se passe-t-il pour les hybrides ? Se figent-ils, eux aussi ? Ou Damien va-t-il continuer à vieillir, lentement mais surement, comme tous les humains ? Dans ce cas ci, sa beauté va se faner, et le bel hybride ne deviendra qu’un simple hybride, un inconnu parmi tant d’autres..

Sa réponse est claire, n’appelle pas de continuité. Quant à sa réaction par rapport à l’espionne.. Peut-on réellement parler de réaction ? Il détourne à peine les yeux. Son visage ne trahit rien du tout. Je soupire. Il est temps de laisser tomber tout ça, au moins pour aujourd’hui. Je ne sais même pas quelle heure il est, et, avec tout ça, ma nuit de sommeil a été coupée. Je me lève, remballe les livres, en range quelques uns, sans un mot ni un regard pour le jeune homme. Au moment de prendre mon sac, je ne prends même pas la peine de m’expliquer et je balance de but en blanc ;

« Au fait, moi, c’est Rozaliel. »

Je prends un instant pour observer son visage. Il me fait penser au démon qui me poursuit, ce démon là qui me fait la cour depuis si longtemps. Un démon qui fait battre mon cœur et qui menace de me faire péché. Pour lui aussi, je suis une proie, un jouet qu’il serait amusant de détourner de la voie sacrée. Mon sourire s’attriste à cette pensée. Le seul être pour lequel j’exprime de l’amour en cet univers est mon pire adversaire, et je ne suis absolument rien pour lui. Et pour Damien, je ne suis pas grand-chose de plus. Une paire d’ailes blanches. Poussée par un élan soudain, j’exprime ma pensée avec une sincérité non dissimulée, m’ouvrant pour la première fois totalement ;

« Tu sais, si tu t’intéressais plus à la fille à qui tu parles, au lieu de tenter de l’ajouter à ton tableau de chasse.. Et bien, peut être qu’on pourrait réellement t’aimer, pour toi, et non pour ton joli visage. »

Je remets correctement la lanière de ma bandoulière sur mon épaule, pour ne pas être meurtrie à l’épaule. Je continue, sans trop lui laisser le temps de m’interrompre ;

« Tu me rappelle quelqu’un. Quelqu’un que j’aime. Mais il est comme toi, son but n’est que de m’ajouter à la liste des filles qu’il a pu se taper. C’est exactement pour cette raison que je ne suis pas tombée dans ses bras. Et je ne suis pas très différentes des autres filles.. »

Je ré enfile mon masque, me détourne, et, accompagnant un geste d’au revoir à la parole, je lance ;

« Sur ce, c’est l’heure de dormir et le sol n’est pas confortable. Bonne nuit, Damien. »