L’aquarium est un lieu très grand, mais vraiment désert. Les visiteurs ne se bousculent pas, ici, dans cette semi-pénombre entourée de bassins éclairés. Assez vieux mais très fournit en variété de poissons, c’est un lieu que j’apprécie. Les petits animaux ne connaissent qu’un nombre limité de mots, mais sils sont très vifs et les conversations sont vite intéressantes. Aussi, j’ai décidé de passer mon après midi là. Mon attention s’était portée sur les requins marteaux.  Ces créatures là étaient les plus chaleureuses des requins. A savoir qu’un requin est un animal particulièrement froid et très distant. A force de venir, j’avais commencé à forger des liens avec l’un des requins marteaux. Zac. Assez timide et très intéressée par le fait de pouvoir discuter avec un humanoïde. Je vérifie que personne n’est là pour entamer la discussion avec ledit requin qui s’avance en me reconnaissant :

La reine me lance un bonjour. Enfin, du moins sa voix. Quand je me tourne, j’aperçois Deltar. C’est de plus en plus facile de le voir. Pourtant l’accrochage avec Uhelem me revient en mémoire. Est-ce que j’ai vraiment envie de l’affronter à nouveau ?

Zac prend peur en voyant la nouvelle personne. Il fait demi-tour et retourne plus loin, sans me répondre. Je soupire intérieurement. Tant pis,je discuterai une prochaine fois avec lui. Je souris à Deltar ;

Je parviens à faire la part des choses entre Uhelem et Deltar. C'est avec le premier que je me suis accrochée, pas le second.

Deltar aborde le sujet qui fâche, mais de façon légère. Je me rembrunis cependant.



« Il est allé bien trop loin, et je doute qu’une gifle ai suffit à lui remettre les idées en place. »

Je ne regrette absolument pas mes paroles. C’est ce que je pense au plus profond de moi, et je le fais ressentir dans mes mots ;



« Deltar, c’est un de mes secrets, et je te serai gré de ne le répéter à personne. J’ai été tuée. Ma reine m’a tuée,  c’est pour cela que tu lui ressembles. Elle a détruit mon âme après l’avoir entièrement fouillé, après avoir revisité chaque pan de mon être et de mon histoire. Je suis morte dans une douleur que tu n’imagines même pas ; elle ne s’est pas attaquée à mon corps mais à mon esprit. »

J’essais de tenir loin ces souvenirs de souffrance. Respire Béryl, respire. Ne pleure pas. Il faut que tu parviennes à te maîtriser. Après un long moment de combat intérieur, de reprends ;



« Alors, quand il a demandé pourquoi il ne m’avait pas tué, ou un truc de ce genre… Il ne sait pas ce que ça fait d’être tué, Deltar. Il ignore ça. Moi je le sais. J’ai tout perdu. J’ai même perdu mon âme. »

Nouveau silence. Puis reprise ;

« C’est grâce à la magie que j’ai survécu. Mon corps, précisément. J’ai été envoyée ici lorsque mon innocence a été prouvée, mais le mal était déjà fait, mon âme avait été dévorée et j’étais morte.  C’était une façon  ultime de sauver ce qui pouvait l’être, les cendres de ce que j’étais. Alors Uhelem peut bien m’en tenir rigueur, mais aujourd’hui je n’ai plus grand-chose à perdre. Et je doute qu’il puisse me tuer, Deltar. »

Je soupire, presque contrite.

« Je suis une elfe. Je suis plus dure à tuer que vous, humains. Je suis plus rapide, plus forte. Vos os sont si délicats pour moi. Vous vous déplacez si lentement. Si les humains sont si peu nombreux sur Exodus, c’est qu’ils ont soufferts des autres races car ils étaient trop faibles. C’est le cas ici. Je ne suis pas soldat, je suis servante de palais. Si j’étais soldat, il faudrait une de vos armées pour m’arrêter… »

J’essaie de faire en sorte que ça ne soit pas une menace voilée, car en réalité ce n’en est pas une. C’est une explication de pourquoi Uhelem ne pourrait pas me tuer, même en essayant au plus fort de son être. Le temps qu’il arme un pistolet, je serais déjà hors de visée. S’il tente de m’attaquer de front avec une arme blanche je pourrais lui briser les os aisément. Mais je retiens que désormais je dois me méfier, et qu’il est peut être tant de me préparer au pire.  Que je vais devoir devenir un soldat moi aussi.

Je soupire en écoutant l’analyse de Uhelem à mon propos. Je suis plus blasée qu’autre chose.  Et finalement Deltar en vient de son commentaire. Le souci c’est qu’il n’a pas tort, et c’est le plus dérangeant. Pourtant je n’arrive pas à regretter mon geste. Gifler Uhelem était particulièrement agréable et apaisant, même si un besoin irrépressible de faire plus m’avait enserré le cœur à ce moment là. Je n’avais pas écouté et je m’étais retenue, préférant partir. J’ai 135 ans, et j’ai perdu le contrôle de moi-même. Fait rarissime.



« Je ne vais certainement pas expliquer à toute l’académie que je suis en réalité une morte vivante sans âme qui, en plus de leur enseigner une matière qu’ils jugent dégradante et ennuyeuse, n’a absolument aucune diplôme, ne sait ni lire ni écrire.  Ils s’en serviront pour me détester encore plus et me détruire. Je préfère qu’ils restent dans l’ignorance. »

Consciente d’avoir tout avoué à Deltar alors que je le connais à peine, je rappuie sur ma dernière phrase ;

« Je préfère qu’ils restent dans l’ignorance. D’accord ? »

Question rhétorique. Plus un ordre qu’une demande. Il y a des choses qui sont mieux quand elles sont secrètes.

Il accepte de ne rien dire. Tant mieux, sauvée. Il me prévient des liseurs d’âmes. Je me doute qu’il y en a, à l’académie, aussi je pense le moins souvent à mon passé. Je me concentre sur le présent. Jusqu’à présent, ça a toujours marché. Finalement un poisson s’approche et Deltar lui parle. Evidemment, aucun des deux ne comprends l’autre.  J’esquisse un sourire en écoutant la conversation de sourds ;

Je traduis brièvement ce qu’a dit Deltar juste avant, tout à fait consciente que le jeune garçon ne comprendra pas ce que je dis. Mais c’est amusant de jouer momentanément au pigeon voyageur.

Je transmets les paroles de Deltar au poisson. Ce dernier mets du temps à assimiler l’information. Les poissons n’ont pas le même cerveau que les humains. Moins développé, il faut plus de temps pour comprendre. Finalement je transmets le message en sens inverse ;

Je le regarde sortir un bonbon. Pour moi, ce n’est pas naturel. Nous n’avions pas de bonbons sur Exodus. Ici tout est dans l’opulence. Les jeunes mangent des bonbons et boivent des sodas, ils profitent de leur jeunesse sans se soucier de leur sécurité et de leur avenir…  

Deltar me fait pas de ses inquiétudes, mais même en forçant je n’arrive pas à les partager. Je réponds, le plus gentiment possible ;

La franchise de Deltar m’effraie. Je reste complètement stupéfaite et abasourdie. Du fait, je reste longtemps silencieuse, le temps que mes neurones se remettent de leur surprise.

Je rougis légèrement, détourne les yeux. Et je décide subitement que ce n’est pas à lui que je devrais en parler. Lauren est la première concernée. C’est à elle que je dois parler. Mais je ne me sens pas prête. Je sens que notre relation n’a pas assez évoluée pour faire quoi que ce soit. Et puis, elle est jeune. Comme on dit, on ne s’arrête jamais à la première voiture, il faut en essayer plusieurs avant de trouver la bonne. Pour Lauren c’est le cas. Il faut qu’elle voit d’autres gens. Elle finira par les voir. Elle est mature, mais l’est-elle assez ? Et puis, est-elle attirée par la gente féminine, de base ?

Je tourne subitement le dos à Deltar. Je n’aime pas qu’il voit ainsi en moi. Je croise les bras sous ma poitrine, me concentrant à nouveau sur l’aquarium. Je ne me détourne pas lorsqu’il me pose sa question, et je lui réponds ;

Autant dire que mon don ne sert à rien. Je me garde derrière de lui parler de la possibilité que j’ai d’accroître la vitesse de pousse des plantes. Il en sait déjà beaucoup à mon sujet, il faut garder une carte joker dans la main. Je n’ai pas oublié son fichu carnet. Je l’aime bien, mais il est également du coté de la personne qui veut probablement me tuer. Je ne vais pas abattre toutes mes cartes devant Deltar et être pénalisée devant Uhelem en cas de danger..

Les poissons nagent dans un lent ballet. Leurs préoccupations sont bien loin de celles que nous avons, nous, êtres plus évolués. Ils sont sereins, ne s’inquiètent de rien. Parfois je regrette de ne pas être née poisson, ou sirène. Il y en avait, sur Exodus, parait-il. Une vieille légende. Elles se seraient enfuies au fond des mers, pour ne plus jamais réapparaître. Je soupire et me tourne à nouveau vers Deltar, les idées totalement changées. Plus de Lauren pour me perturber, dans mes pensées.

« Surpuissante.. Ce n’est pas le mot. Nous autre, elfes, sommes plus puissants que les humains. Mais nous sommes inférieurs aux falariels, des géants ailés d’Exodus. Et inférieurs aussi aux vampires, bien que ces derniers ne maîtrisent pas la magie. »

Je le regarde de la tête aux pieds. La reine a toujours été très secrète. D’elle, on ne connait que ses vêtements et ses logs cheveux blancs. Elle a toujours été couverte entièrement, pour ne pas qu’on voit un centimètre de sa peau.



« C’était une femme très forte, très puissante. Elle a reprit les rênes du peuple elfique à la sortie de la guerre. Elle a relevé notre civilisation des cendres. Personne n’a jamais vu son visage, mais tout le monde l’admire. Bien peu auraient eu les épaules pour traverser ce qu’elle a traversé. Elle a perdu son roi, son futur roi, sa mère, son fiancé… Elle est passé outre toutes ses pertes, elle a gardé la tête levé et elle a accordé le pardon à nos anciens ennemis, les vampires.. »

Mon regard se perd dans la vide, tandis que je me noies dans l’admiration que j’ai pour elle. Pour l’amour que je lui porte.

« C’est la personne la plus exceptionnel qu’il m’ai été donné de voir. Elle n’aurait pas dû monter sur le trône, elle était simplement conseillère.. Mais elle a été capable de tout reprendre en catastrophe, au pire moment de notre Histoire.. »