Des ténèbres, tout autour de moi. Et, à travers ces ténèbres, j’aperçois des formes, plus sombres encore. Elles tournent autour de moi, et je peux apercevoir l’éclat de sourires moqueurs. A la place de mes bras, deux lames prennent place. Je suis prête à me défendre. C’est toujours comme ça, chaque nuit, dès qu’elle commence à s’éveiller. Quand elle prend conscience, eux aussi prennent vie. J’ai parfois l’espoir qu’elle s’endorme et ne se réveille plus jamais. Fléau des fous, hérésie des saints.  Evy. Quand as-tu commencé à me tourmenter ?
La première ombre se jette sur moi. Je la transperce sans état d’âme. Un cri silencieux s’articule sur ses lèvres absentes, et elle se dissipe comme un mauvais rêve. Une autre, vive comme l’éclair, prend le relais de l’assaut. J’esquive et la pourfend, elle aussi.  Commence alors une danse macabre, où je suis assaillie de toute part. J’esquive, je bloque, j’attaque. Pas forcément toujours dans le même ordre. Le ballet continue inlassablement, tandis que les ombres se pressent autour de moi, le nombre ne faisant que s’accroître. J’entends bientôt des rires, alors que je faiblis. Je grimace. Il faudra que je retourne au ciel, dès mon réveil, pour me débarrasser de la présence d’Evy. Je ne peux continuer de me battre toutes les nuits. Je finis par tomber, un genou à terre. Mon corps est éprouvé. L’endurance arrive à son terme. Je ne peux pas abandonner maintenant. Je dois tenir encore un peu, rien qu’un peu…
 

 
Un éclat illumine soudain l’endroit où je me trouve. Il s’agit d’une caverne, j’en prends conscience maintenant. Un sourire se dessine, tandis que la licorne apparait. Celle là même qui m’a amené jusqu’au ciel, lorsque j’ai commencé ma vie d’ange. Cet créature est devenue terriblement clichée, mais elle est pour moi symbole de renaissance. Les ombres s’étirent et se dispersent à sa vue. Je me laisse enfin tomber au sol, perdant en même temps connaissance. Mon combat s’achève ici.
 
Lorsque j’ouvre les yeux, je suis allongée dans le lit, au pensionnat. Je jette un coup d’œil rapide de l’autre coté de la chambre. Brook et Spike dorment encore. En même temps, je me demande bien quelle heure il peut être… Je me lève, sans cérémonie aucune. J’enfile la première tenue qui passe ; c'est-à-dire un uniforme de l’académie puisque je n’ai que ça dans mon armoire, et je quitte la chambre. J’ai tôt fait d’arriver dans la cour. Les étoiles scintillent, sur la voûte céleste. Je regrette cette pollution lumineuse, où est passé le temps où l’on pouvait voir milles milliards de points scintillants ? Je déploie mes ailes, prête à m’envoler. Une lumière attire soudainement mon attention, dans le bâtiment. Là, tout en haut, par une fenêtre, filtre de la lumière. J’avise ladite fenêtre ouverte. Curieuse, je prends mon envol pour là haut. Evy peut bien attendre encore un peu, vu que je suis éveillée. Je peux la contrôler, elle et ses cauchemars.
Je me pose, déséquilibrée par le toit pentu, sur les tuiles, accrochée au rebord de la fenêtre. Je l’enjambe, pour découvrir finalement le grenier vide. Une lanterne éléctrique est posée dans un coin, jetée par là. C’est sûreùment un bug de la batterie, qui fait qu’elle s’est rallumée. J’en profite pour faire le tour. Le grenier est plutôt grand, avec un bric à brac monstrueux. Il y a même des meubles sous des bâches pour éviter la poussière.  Des traces de pas font preuve que des genspassent encore ici, malgré l’état déplorable du lieu. Une forme familière attire mon attention, cependant. Je tire le drap grisé par la saleté pour découvrir un vieux piano à queue. J’esquisse un sourire. De vieux souvenirs affleurent à la surface de mon esprit. C’était il y a fort longtemps, dans mes divagations temporelles.. Beethoven m’avait apprit à jouer. J’avais pu réviser plus tard avec Mozart.  Puis Lully. Oui, j’avoue, j’avais fait pas mal de détours lors de mes missions, juste pour m’éclater un peu.
Je m’assieds sur le tabouret tout proche. Le velours est déchiré, mais peu importe. Je teste les touches ; tout est accordé par miracle. J’appuie encore une fois sur les touches, respire un bon coup. Je laisse des brides de mélodies me revenir à l’esprit, tels des papillons timides. Et puis, je me lance. Mes doigts trouvent les touches, comme s’ils ne les avaient jamais oubliées.  Comme des amants qui s’étreignent après une longue période de séparation ; rien n’est oublié. Je ferme les yeux, je me concentre sur la cadence. Cela fait si longtemps que je n’ai pas joué ! Evy se retire, comme une enfant qui s’endort, au son de la berceuse. Le poids de son éveil disparait et je peux à nouveau respirer normalement. Je n’aurais pas besoin d’aller jusqu’au paradis ce soir.
 
 

Un murmure me parvient.  J’arrête abruptement la musique, en posant mes doigts sur toutes les touches, et je me lève en faisant volte face. Mes bras se transforment en lames immédiatement. Je cherche un instant l’intrus du regard, prête à me défendre en cas de besoin et j’aperçois la silhouette un peu tard. Elle est sur ses gardes, elle aussi. Ce n’est définitivement pas un démon. Je soupire, rentre les lames, redevenant inoffensive. Dieu m’en voudrai si je blessai accidentellement un humain. Je renifle en comprenant mon erreur. Elle n’est pas humaine. Elle n’est pas sous la juridiction de mon Père. Je détaille la pâleur de ses cheveux, visible dans le clair de lune. La lanterne n’éclaire désormais plus assez pour que je puisse détailler son visage.

Je reste sur la défensive, tout en m’efforçant de ne pas paraître agressive. Si elle attaque, je me défendrais. Je ne suis après tout pas un simple ange, je suis un archange de la guerre. J’ai participé à toutes les batailles, tous les conflits humains. J’ai combattu des hordes de démons. Cette femme, aussi inhumaine est-elle, n’est cependant pas un démon. Et, comme dit auparavant, elle n’est pas sous la juridiction de mon père. Nous sommes donc en terre neutre ; je ne lui dois rien et elle ne me doit rien. Si elle attaque, je pourrais répondre sans problème. Et je peux tout à fait décider d’attaquer sans risquer de remontrances de la part de mon Père.

Cependant, c’est une belle nuit ce soir. Les étoiles brillent, une brise douce souffle de temps en temps. Je ne déterrerai donc pas la hache de guerre. Je soupire, pour détendre l’atmosphère. Le train de mes pensées n’a pas duré très longtemps, aussi la situation n’a pas évolué durant les 10 secondes que nous venons de passer à nous regarder en chiens de faïence.

L’inconnue se redresse, et je ne tique pas devant sa taille. Enfin, pas de façon visible. Je remarque néanmoins une silhouette fuselée, haute, et en muscles. C’est quelqu’un de sportif, sans aucun doute. Et je repense à sa façon de s’introduire dans le grenier… C'est-à-dire entrer par la fenêtre. En silence. Elle est donc habituée à se déplacer sans bruit, et au vu de la carrure qui prouve qu’elle peut maîtriser n’importe qui, je place quelques doutes en réserve.  C’est une inhumaine dangereuse. Je dois rester sur mes gardes pour pallier à toute éventualité.
Pourtant, physiquement, je détends les épaules, et je souris, comme si je retrouvais une vieille amie.  Ne pas paraître agressive, ni sur mes gardes. Ainsi, si elle décide d’attaquer sans raison, je pourrais la prendre de court en y étant préparée.  Elle s’excuse du dérangement, légèrement hésitante. Une attitude qui tranche allègrement de l’image qu’elle renvoi. Je secoue la main devant le visage signifiant que ce n’est pas grave, avec un sourire sur les lèvres et l’air jovial ;

« Y’a pas mort d’hommes. »

Pour l’instant. Je retiens le fond de ma pensée, habituée à ne dire que la moitié de ce que je pense.  Son regard dérive sur le piano à coté de moi. Le fameux vieux piano, dont le vernis est abîmé, dont le bois a prit quelques éclats.. Et qui est pourtant parfaitement accordé.
L’inconnue aux cheveux d’argent reprend la parole. Et elle se sépare encore une fois de l’image précédemment posée. Envolée, hésitation. Bonjour calme.  Les mots sont choisis et élégants. J’esquisse un véritable sourire, mais en coin. Elle aurait été humaine, j’aurais simplement dit que l’humanité n’était pas si pourrie en fin de compte, que Père avait encore des raisons de s’inquiéter du bien être de Sa création. Mais elle n’est pas humaine. Finalement, le dieu de là bas, -ou leurs dieux qui sait-,  a su insufflé encore un semblant de poésie à ses Enfants.
 
« Des réminiscences de souvenirs, j’en ai bien peur. La lied n’est pas complète, à mon grand damne. »

Je me rassies sur le tabouret du piano, rabattant ma jupe sous mes fesses.  Je l’écoute parler sans broncher. Je ressemble donc à quelqu’un de sa connaissance. Et avec qui elle n’est pas en très bons termes. Quelle heureuse coïncidence. Elle s’excuse, et je hoche la tête pour donner mon assentiment. Excuses acceptées. A part paraître louche et entrer, elle n’a rien fait de mal. Comme dit auparavant il n’y a pas mort d’homme.  Elle se redresse et me fait une proposition qui me surprend. Un duo ? Là, maintenant ? Je secoue négativement la tête.

Des choses à faire comme renvoyer Evy dans sa tanière. Et, pour ce faire, envisager un petit aller retour au paradis. Je propose donc poliment ;

Mozart se serait taper la tête contre le mur. Il m'aurait trépaner sur place. Heureusement qu'il est déjà mort, et bien enterré. Et, au Paradis, il n'a pas accès à ce qu'il se passe sur Terre. Donc, impossible pour lui de savoir que je refuse de jouer avec quelqu'un. Quel bien indigne élève je ferai ! Que je fais, d'ailleurs. Peut importe. Celui fait bien longtemps que je ne suis plus son élève.

J’esquisse un sourire lorsqu’elle m’annonce que ce duo aura lieu tôt ou tard, qu’elle ne l’oubliera pas. Je la regarde s’éloigner vers la porte avant de soupirer et de faire demi tour vers la fenêtre. Elle compte ressortir par là ? Peut-elle voler ?  Je la regarde faire, sans un mot. Elle me salue. J’hoche la tête, et je réponds ;

Et puis elle saute. Really ? Je me précipite vers la fenêtre, mais elle est déjà invisible dans la nuit. Comme si elle avait disparue. Je me rends compte que je ne connais même pas son prénom, ni rien sur son identité. Je pense cependant la recroiser ; même si elle ne parait pas de première jeunesse, elle doit être élève ou professeur. Je suis bien placée pour savoir que les apparences sont trompeuses ici. Je soupire, me dirige vers la lanterne grésillante que j’éteins. Je recouvre le piano sous un drap pour ne pas qu’il prenne la poussière et, imitant l’inconnue je m’approche de la fenêtre. A la différence, je ne saute pas. Je prends simplement mon envol vers le ciel, rejoignant mon chez-moi le temps d’une nuit.

[FIN]